Au Jeu de Paume, à Paris, plusieurs expositions en cours. L’une d’elles est de la photographe palestinienne
Ahlam Shibli: Foyer Fantôme. L’artiste aborde
«les contradictions inhérentes à la notion de foyer», explique le musée.
Pour aborder ces contradictions, six séries photos parlent de déracinement, de déplacement, de spoliation. Des portraits d’homosexuels ou de transgenres contraints de quitter leurs foyers au Pakistan ou au Liban pour vivre leur sexualité comme ils l’entendent, des enfants grandissant dans des orphelinats en Pologne. Ahlam Shibli met tous ces parias sur ses images et ils sont soudain dans un chez-soi, inclus dans un ensemble.
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Mais en filigrane, se dessine dans
Foyer Fantôme une autre logique. Un discours pro-palestinien qui excuse étonnamment le terrorisme. Voire le justifie. Voire le magnifie.
Dès la série
Trackers, quelque chose de complexe se dessine. Le texte d’introduction de la série est le suivant:
«Série réalisée en 2005, porte sur les Palestiniens d’origine bédouine qui ont servi ou servent encore comme volontaires de l’armée israélienne. Ce projet s’interroge sur le prix qu’une minorité colonisée est obligée de payer à une majorité. Composée de colons, peut-être pour se faire accepter, peut-être pour changer d’identité, peut-être pour survivre, peut-être aussi pour toutes ces raisons et pour d’autres encore.»
Les photos montrent des Palestiniens déracinés, peut-être, mais surtout contraints ou traîtres. Comme sur ces trois portraits, accrochés les uns au-dessus des autres. Les deux premiers ont les lèvres entrouvertes, comme quand on reprend douloureusement son souffle. Les trois ont de la peinture sur le visage, comme travestis contre leur gré. Changés en autres, prostitués.
Death
Mais c’est la série finale,
Death, qui choque. Le Jeu de Paume a mis un petit carton dans la salle pour prévenir que les textes étaient de la photographe, comme une prise de distance. La photographe, donc, est celle qui écrit le texte d’introduction de la série:
«Ce travail porte sur la demande de reconnaissance née de la deuxième Intifada, le soulèvement palestinien contre la puissance coloniale dans les territoires occupés par Israël depuis 1967. La deuxième Intifada, qui a duré de 2000 à 2005, a fait plusieurs milliers de morts dans le camp palestinien.
Death montre plusieurs façons pour ceux qui sont absents de retrouver une présence, une représentation: combattants palestiniens, tombés lors de la résistance armée aux incursions israéliennes, et victimes de l’armée israélienne tuées dans des circonstances diverses (chahid et chahida); militants ayant mené des actions où ils étaient certains de laisser leur vie, entre autre les hommes et les femmes bardés d’explosifs qu’ils ont mis à feu pour assassiner les Israéliens (istichhadi et istichhadiya); et enfin prisonniers. Les premiers sont morts, les derniers vivants, condamnés à la prison pour le reste de leurs jours ou presque.
Ces représentations font de toute personne ayant perdu la vie par suite de l’occupation israélienne en Palestine un martyr.
Death se limite à quelques moyens de représentations des martyrs et des détenus (…) Toutes ces formes de représentations émanent des familles, des amis et des associations de combattants.»
Ahlam Shibli, Sans titre (Death n° 47), Palestine, 2011-2012, Camp de réfugiés de Balata, 7 mars 2012[1]
Représentations
Ce sont des «représentations», la photographe le dit bien. Ahlam Shibli montre, photographies alignées, des affiches faisant l’apologie de ces «martyrs» sur les murs de camps de réfugiés de Balata, sur ceux de la ville de Naplouse. Des hommes avec des poses de Rambo mais ayant tué pour de vrai.
D’autres images montrent des foyers, murs tapis de photos à l’effigie des «martyrs» disparus: terroristes s’étant fait sauter. Ils sont fascinants ces foyers-mausolées.
Ahlam Shibli, Sans titre (Death n° 33), Palestine, 2011-2012 © Ahlam Shibli
Cette série montre un monde fascinant où les terroristes sont adulés. Elle montre comment les images suppléent au discours et gardent vivants des morts pour que la force de leurs actions persiste. Elle pourrait montrer la façon dont un discours peut être renversé, une idéologie servie, des terroristes présentés en héros.
Mais ces «représentations» sont livrées sans distance, sans regard de biais. Sans critique. Dans les légendes, les terroristes sont décrits en martyrs, en combattants, en victimes. Pour la photo ci-dessus, la légende dit:
«Photos du martyr Khalil Marchoud qu’est en train d’épousseter sa sœur dans le séjour de la maison familiale. Sur l’affiche, cadeau des Brigades Abu Ali Mustafa, il est présenté comme le secrétaire général des Brigades des martyrs d’al-Aqsa à Balata.»
En mettant sur le même plan ces terroristes et les personnages des autres séries, victimes de régimes homophobes, d’occupants nazis en France, orphelins abandonnés, ces terroristes sont assimilés aux victimes. Dans cette région du monde où la propagande est si violente, l’artiste semble avoir été contaminée par le discours iconographique abêtissant. Et le Jeu de Paume, qui aurait pu se servir de ce travail pour montrer et la réalité et son travestissement en images, aussi.
Colère
Le Crif s’est ému de cette exposition. Une première fois, précisant dans un communiqué que l’exposition faisait
«l’apologie du terrorisme»:
«Ces gens sont pour la plupart membres des Brigades d’al-Aqsa, Issal-dinal-Qassam et du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), considérées comme des organisations terroristes par le Conseil de l’Union européenne»
Puis une seconde:
«Il s’agit d’éviter à tout prix de rappeler le contexte historique et les drames qui ont été occasionnés par ces multiples attentats.Combien de bus israéliens éventrés? Combien de magasins ou de restaurants israéliens calcinés? Combien d’enfants israéliens assassinés? Combien de rues déchiquetées?»
La polémique
a voyagé jusqu’en Israël, dont l’ambassade à Paris est allée voir l’exposition et a
«décidé de saisir les autorités pour leur demander des explications».
Ce mardi, le Jeu de Paume était un peu embarrassé par l’affaire. Marta Gili, directrice du Jeu de Paume et commissaire de l’exposition, n’avait pas le temps de parler à la presse. Mais elle revenait du ministère de la Culture où une stratégie devait se décider.
C.P.
[1] Légende complète de l'image telle qu'affichée au Jeu de Paume: «Mémorial du martyr Hamouda Chtewei aménagé devant la maison familiale. Au mur, une peinture du martyr, enveloppé des couleurs palestiniennes, dans sa tombe, sur laquelle poussent des oliviers; au-dessus, un portrait de lui. Les mémoriaux de ce genre sont souvent décorés de plantes et d’arbres pour symboliser la vie qui continue. Ici, il s’agit d’un figuier. En haut, au balcon, la famille a accroché une affiche de Chtewei où l’on lit: “Beaucoup ont une arme, mais peu la portent jusqu’à la poitrine de l’ennemi.” Chtewei était un combattant qui figurait sur la liste des personnes recherchées par Israël. Après avoir échappé à plusieurs tentatives d’assassinat, il a été tué dans ce camp le 22 février 2006 lors d’un accrochage avec l’armée israélienne. Courtesy de l’artiste, © Ahlam Shibli.» [Retourner à l'article].